Surgissement du réel

Dans l’exercice de ce métier, l’immersion dans le réel est totale, directe. Souvent un nouveau fait jaillit sans avertissement préalable, et il faut y faire face. S’il est possible de s’isoler à certains moments de la journée, de différer au soir ou au week-end des tâches qui demandent de la concentration, s’il est possible de fermer la boîte mail et de ne pas répondre au téléphone, il est une circonstance qu’il faut accepter car elle est incontournable : l’apparition d’un individu face à soi, qui vient vers vous porteur d’un message, d’une demande, d’une détresse. L’interphone sonne et c’est un livreur qui amène un colis, un parent qui ramène son enfant. Votre nom sonne haut et clair et voilà une Atsem qui vient annoncer qu’une maman va sonner pour amener le sac de goûter de sa fille qu’elle a oublié le matin dans la voiture.

Vous êtes dans le hall de l’école à vous projeter sur la tâche suivante, la plus prioritaire de toutes, et soudain l’enfant est là, accompagné de deux camarades. Il n’est qu’émotion et sanglots. Il n’a pas été sage en classe, la maîtresse veut qu’il se calme et qu’il réfléchisse à son comportement. C’est ma première rencontre avec ce petit d’homme tel que Rudyard Kipling appelle Mowgli dans le livre de la jungle. Un personne à part entière, un être en devenir, qui est à l’école pour apprendre et grandir. Je renvoie les messagers en classe ; dites à la maîtresse que je m’occupe de lui.

Que faire, que dire ? J’ai entendu parler de lui, mais je ne sais rien de sa personnalité et de ses difficultés. Je ne sais pas comment l’aborder. Dans l’instant aucune attitude préméditée ne me vient en tête, même si je pense à des expériences passées, des repères acquis au gré des discussions et des lectures. Aussi je n’aborde pas la situation avec du simple bon sens ; tout de suite jaillissent deux idées claires : l’enfant doit pouvoir se calmer, c’est la priorité. Et je vais l’aider en représentant un cadre ferme et rassurant. Ma personnalité, mon tempérament entrent en jeu. Je me sens calme. Je regarde l’élève – j’écrirai un jour sur la dichotomie  enfant / élève – et je me demande quelles sont ses compétences scolaires et psychosociales. Puis je m’en veut de penser en ces termes, le gamin est triste et rien d’autre ne compte pour lui que son chagrin ou sa colère. J’aimerais savoir ce qui s’est passé en classe pour qu’il se mette dans cet état. Je n’en saurai rien, sinon ce que lui ou la maîtresse en diront, bien loin de l’insaisissable réel.

L’enfant renifle, tête baissée. Je n’en mène pas large, je ressens sa colère et je garde mes distances pour me prévenir d’éventuelles réactions incontrôlables. Je guette sa posture, ses attitudes, les traits de son visage. Je lui parle, un peu. Une expérience récente m’a appris que parfois trop parler à l’enfant peut l’insécuriser encore plus. Je dois m’assurer de sa sécurité et de la mienne. Sécurité affective, physique. Quelques paroles, une phrase à la fois, j’arrive à le convaincre de me suivre. Il va s’asseoir dans la salle devant mon bureau. Je vais continuer mon travail ; repose toi, après nous parlerons.

Qu’est-ce que je vais pouvoir lui dire ? Qu’est ce que lui va pouvoir dire de ce qu’il ressent ? Faut-il que je fasse la grosse voix, que je le gronde ? Non, j’ai l’intention d’évoquer ce qui vient de se passer en classe, je vais entendre qu’il a été vexé, frustré par une réaction, une parole de la maîtresse, nous allons chercher des solutions pour éviter que tel épisode ne se reproduise.

Mais il est des fois où l’on n’a aucune prise sur le réel. Au bout de vingt minutes le petit d’homme est toujours renfrogné. Il doit être un peu têtu, ou bien épris de ressentiment. J’ai bricolé quelques minutes mais cela fait plus d’une demi heure que j’ai perdu le fil de ma journée. Qu’importe, un clavier ou un dossier n’attendent rien, ce sont des choses inertes, alors que le garçon devant moi est bien vivant. Je le regarde. Il semble s’apaiser. Je propose de le raccompagner en classe, il acquiesce d’un mouvement de tête. Devant la classe. Échange de regards complice avec l’enseignante ; rien à rajouter. Il faudra bien reparler de tout ça ; plus tard, à tête reposée.

Allez, entre, je vais t’expliquer la consigne de l’exercice de maths.